Nietzsche -ECCE HOMO
Les problèmes de la résidence et du climat sont étroitement apparentés à la question de l'alimentation. Il n'est donné à personne de pouvoir vivre partout ; et si l'on doit faire face à des devoirs qui réclament le jeu de toute l'énergie, le choix est même très limité. L'influence du climat sur les échanges organiques, sur leur ralentissement ou leur accélération, est si grande qu'au moment du choix la moindre erreur géographique peut arriver non seulement à vous éloigner de votre tâche mais encore à l'obnubiler complètement : vous ne la voyez plus. La vigueur animale n'est plus assez grande pour permettre à la liberté d'envahir votre esprit jusqu'aux plus hauts étages et vous rendre capable de dire : c'est ceci ou c'est cela que je puis seul...
La moindre paresse de l'intestin, pour peu qu'elle soit devenue habituelle, suffit largement à faire d'un génie quelque chose de médiocre, quelque chose d'allemand ; le climat allemand à lui seul pourrait décourager les entrailles les plus fortes, les intestins faits pour l'héroïsme. Le rythme : des échanges physiologiques est en rapport direct avec l'agilité, ou l'engourdissement, des organes de l'esprit ; l' « esprit » lui-même n'est, au fond, qu'une des formes de ces échanges. Groupez les lieux où de tout temps se soient trouvés des gens d'esprit, où l'ironie, la finesse, la malice aient toujours fait partie du bonheur : ils ont tous un air merveilleusement sec. Paris, la Provence, Florence, Jérusalem, Athènes, ces noms-là prouvent une chose : c'est que le génie ne saurait vivre sans un air sec et un ciel pur, c'est-à dire sans échanges rapides, sans la possibilité de se ravitailler continuellement en énergie par énormes quantités. J'ai sous les yeux le cas d'un esprit remarquable qui, né cependant pour la liberté, s'est rétréci, ratatiné, bloqué dans sa spécialité et ne fait plus qu'un vieux grincheux, uniquement pour avoir manqua de discernement dans le choix de son climat. Tel eût pu être aussi mon sort si la maladie ne m'eût ramené à la raison et contraint à réfléchir au rôle de cette raison dans la réalité. Maintenant que je lis sur moi les influences climatiques et météorologiques comme sur un instrument de précision et que j'enregistre physiquement les variations hygrométriques de l'atmosphère, même sur un faible parcours, comme entre Turin et Milan, je songe avec inquiétude et terreur que jusqu'à ces dix dernières années, qui m'ont mis en danger de mort, ma vie s'est toujours écoulée dans les lieux les plus mal choisis et les plus contre-indiqués, Naumburg, Pforta, toute la Thuringe, Leipzig, Bâle, Venise, autant d'endroits meurtriers pour mon organisme. C’est cet « idéalisme » trois fois maudit - qui fut la vraie fatalité de mon existence, qui fut son « en trop », sa bêtise, la chose dont rien ne sort de bon et que rien ne contrebalance, que rien ne saurait compenser. Cet idéalisme m'explique toutes mes erreurs, toutes les grandes aberrations de mon instinct, tous les actes d'humilité que j'ai commis en m'écartant du devoir de ma vie, en me faisant philologue, par exemple, - pourquoi pas médecin ou du moins quelque chose qui eût servi à m'ouvrir les yeux ? Tant que je suis resté à Bâle mon régime intellectuel, y compris la répartition du temps, a constitué un gaspillage de forces énorme et parfaitement insensé sans qu'aucun ravitaillement vienne équilibrer la dépense, sans que j'aie même jamais songé à compenser la consommation. C'était la négation de l'individualité, la mort de toute aristocratie, le coudoiement de la racaille, « l'oubli de soi » et des distances, - c'était une chose que je ne me pardonnerai jamais. Lorsque, presque à bout, j'en fus presque au bout, je commençai à méditer la déraison fondamentale de ma vie : l' « idéalisme ». Il fallut la maladie pour me rendre à la raison.
Nietzsche - ECCE HOME – 1888