Démonstration et vérité
L’exigence de la démonstration est apparue en Grèce antique, elle est contemporaine de l’essor de la science et de la philosophie. Dans cette perspective, il faut tenir pour vrai uniquement ce qui a été démontré par la raison. Les arguments relevant des traditions ou des croyances ne sont pas admis comme des preuves pour établir la vérité.
Initialement présents dans le domaine des mathématiques, la démonstration s’étend aussi aux thèses philosophiques que l’on cherche à fonder sur des arguments convaincants. Les dialogues de Platon traduisent cette volonté de prouver par une suite de raisonnements logiques le bien fondé d’une théorie ou d’une thèse. Platon distingue ainsi clairement l’opinion (en grec doxa) qui reste une affirmation subjective et la science (en grec épistémè) qui cherche à établir la vérité à l’aide de démonstration. La science par excellence est la dialectique pour Platon.
Cependant la démonstration est-elle un gage absolu de vérité ? On pourrait d’abord penser qu’il faut tenir pour véritable uniquement ce qui est démontré (ou démontrable) cependant la démonstration est -elle une méthode qui permet d'atteindre une vérité incontestable ou au contraire rencontre t-elle des limites ? En effet, on constate que toute démonstration repose sur des « principes premiers » que l’on accepte comme point de départ (c’est le cas des définitions et des axiomes en mathématiques). Mais comment s’assurer de la vérité des premiers principes eux-mêmes ? Il faudrait alors l’établir par une nouvelle démonstration et recourir comme au degré précédent à des "premiers premiers" principes. La raison s’engagerait alors dans une régression à l’infini dont elle ne pourrait plus sortir. Il est donc nécessaire de poser des points de départs sans chercher à les démontrer. Mais comment être certain que ces premiers principes sont bien vrais ? Si la démonstration repose sur des principes qui eux-mêmes ne peuvent se démontrer, quelle valeur de vérité peut-on accorder aux conclusions de la démonstration ?
I/ La logique ou l’art de démontrer :
La logique a été élaborée par Aristote (384-322) au IVème siècle av. J.C. Cette étude a pour objectif de lutter contre les sophistes qui exploitent leurs talents d’orateurs pour manipuler leur auditoire en utilisant des raisonnements spécieux ou sophismes. Les sophismes sont des raisonnements incorrects qui ont une apparence de vérité.
La logique d’Aristote établit les règles du raisonnement correct, ou encore valide. La forme élémentaire de la démonstration est le syllogisme dont l’exemple le plus connu est le suivant :
"si tous les hommes sont mortels et si Socrate est un Homme alors Socrate est mortel". Il s’agit d’un raisonnement en trois points, tel que la conclusion découle nécessairement des deux prémisses (propositions de départ). Un raisonnement sera valide s’il est cohérent, c’est-à-dire si ses propositions découlent nécessairement les unes des autres. La démonstration consiste à déduire logiquement une conséquence à partir de prémisses. Ce type de déduction est fréquemment utilisé dans les mathématiques. (Si A = B et si B = C alors A=C).
Cependant la déduction logique peut-être valide mais être néanmoins fausse si les prémisses sont erronées. Un syllogisme peut être logiquement bien construit mais aboutir à une conclusion "matériellement" fausse. On distingue alors ce qui est valide et ce qui est vrai. (ex : de syllogisme valide mais faux : si tout ce qui est rare est cher et si un cheval bon marché est rare alors un cheval bon marché est cher). Il faut donc distinguer la validité d’un raisonnement ou ce qu’on nomme aussi vérité formelle et sa vérité matérielle (son accord ou sa correspondance avec la réalité).
II /Le problème du fondement de la démonstration :
Toute démonstration repose sur des prémisses qui en constituent le point de départ (tous les Hommes sont mortels est le point de départ du syllogisme cité plus haut). Comment être certain que les prémisses soient vraies ? Si l’on veut démontrer les prémisses d’un raisonnement, il faudra recourir à un nouveau raisonnement qui lui-même s’appuiera sur d’autres prémisses qu’il faudra à nouveau démontrer ce qui conduit à une régression à l'infini.
Comment établir alors la vérité des prémisses ?
Pour établir la vérité des premiers principes, on peut avoir recours à l’expérience pour s’assurer de leur bien fondé. (La prémisse "tous les hommes sont mortels" semble vraie car conforme à l’expérience courante puisqu’on a jamais rencontré jusqu'à présent de personne immortelle) mais il s’agit tout de même d’une généralisation ce qui est problématique lorsqu’on recherche une certitude absolue. L’expérience parce qu’elle est nécessairement limitée n’apporte pas de vérités universelles et nécessaires comme le fait remarquer Leibniz : "Or tous les exemples qui confirment une vérité générale, de quelque nombre qu’ils soient, ne suffisent pas pour établir la nécessité universelle de cette même vérité, car il ne suit pas que ce qui est arrivé arrivera toujours de même". Nouveaux essais sur l'entendement humain;
Sur quelles bases fonder les démonstrations si l’expérience ne présente pas de vérité nécessaire mais seulement des probabilités plus ou moins fortes ?
III / Déduction et intuition
La raison peut-elle établir la vérité autrement que par la déduction logique ?
Descartes admet que la raison peut établir la vérité par la déduction qui est mise en œuvre dans les démonstrations mais également par l’intuition qui pourrait alors garantir la vérité des premiers principes de la démonstration.
Descartes écrit : « Par intuition j’entends, non pas le témoignage changeant des sens ou le jugement trompeur d’une imagination qui compose mal son objet, mais la conception d’un esprit pur et attentif, conception si facile, si distincte qu’aucun doute ne reste sur ce que nous comprenons ; ou, ce qui est la même chose, la conception ferme d’un esprit pur et attentif qui naît de la seule lumière de la raison » . Règles pour la direction de l’esprit
On
pourrait ainsi admettre que l’esprit humain est capable de saisir par intuition intellectuelle la vérité en raison de son caractère d’évidence.
L’évidence devient alors le critère ultime de la vérité. Descartes prend bien garde de préciser qu’il ne faut pas confondre l’évidence avec une sorte de
préjugé. L’évidence se découvre ici au terme de la démarche du doute méthodique. Est considéré comme évident ce qui ne peut pas être mis en doute (même
si on a essayé par tous les moyens de le faire). Ainsi Descartes admet la proposition : « je pense donc je suis » comme une évidence car en ayant douté de tout,
Descartes constate qu’il ne peut pas douter qu’il doute or pour douter, il faut penser et pour penser il faut exister.
Ce critère de l’évidence devient alors un critère de vérité pour établir les fondements des démonstrations: on peut retrouver des évidences dans différentes raisonnements; par exemple en mathématiques : « dans un ensemble le tout est plus grand que sa partie » ; « la somme de deux nombre entiers non nuls est supérieure à l’un des nombres »…. Mais également en physique : « un corps occupe nécessairement un espace ». L’ambition de Descartes est alors d’établir les démonstrations des sciences sur des principes absolument évidents qui permettraient donc de garantir la certitude absolue des démonstrations.
Pourtant ce critère de l’évidence peut lui-même paraître discutable. Ainsi Leibniz remet en question le critère de l’évidence qui reste pour lui un critère subjectif associé au sentiment de certitude. Est évident ce qu’on ne peut remettre en doute déclare Descartes mais le degré de doute lui-même ne dépend- il pas du point de vue de la personne qui l’éprouve ? Ainsi Leibniz écrit : « Descartes a logé la vérité à l’hôtellerie de l’évidence mais il a négligé de nous en donner l’adresse ». Les nouveaux essais sur l’Entendement Humain.
D’autre part, Kant limite la portée de la démonstration au seul plan théorique, elle ne permet pas de prouver l'existence réelle d'un être ou d'une chose. Le principe logique de la cohérence et de la non contradiction assure qu'une chose est possible non qu'elle existe certainement. Il serait impossible de déduire par la logique seule l’existence d’un phénomène.
Or Descartes avait en effet utilisé la démonstration pour chercher à prouver l’existence de dieu. On peut résumer cette « démonstration » avec le syllogisme suivant :
Dieu est l'être parfait – (par définition)
Or l’être parfait possède toutes les perfections
Et L’existence est une perfection
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Donc Dieu possède l’existence (CQFD)
Kant, conteste la validité de cette conclusion qui commet ce qu’on nomme en logique une pétition de principe (on pose comme point de départ ce qu’il faudrait démontrer). De manière générale, le raisonnement logique, la démonstration ne peut pas prétendre prouver l’existence de quoi que ce soi. L’existence ne peut être établie que par l’expérience. Ainsi lorsqu’aucune expérience n’est possible, on ne peut rien connaitre. Cela conduit Kant à réduire le domaine de la sciences et de la limiter au champ de l’expérience possible (ici l'expérience est entendue au sens d’expérimentation scientifique et non de l'expérience immédiate qui est plus limitée et source d'illusions ).
IV/ Forces et faiblesses de la démonstration
La démonstration est présente dans toute démarche rationnelle et scientifique. Elle fait appelle à la logique et s’oppose ainsi à toute tentative pour imposer une vérité de manière dogmatique (affirmer sans preuve).
Cependant le problème du fondement de la démonstration montre que son point de départ ne peut être la conclusion d’une autre démonstration faute d’entrer dans une régression à l’infini.
Le point de départ de la démonstration peut alors se situer dans l’expérience mais celle-ci étant nécessairement limitée, on aboutira à une vérité probable mais pas absolument certaine. (Il faudra en effet passer par induction d’un grand nombre de cas particuliers à une règle générale).
On peut encore situer le point de départ de la démonstration dans une évidence intellectuelle mais avec le risque de confondre l’évidence et une certitude subjective. Ainsi le principe « le tout est plus grand que la partie » paraît évident pourtant le mathématicien Dedekind a pu établir une démonstration dans laquelle il contredit cette évidence intuitive si on prend un ensemble de nombre infini.
Ces arguments pourraient conduire au scepticisme radical qui systématise le douter et rejette l'idée même de vérité. Mais comme le souligne Henri Poincaré : « Douter de tout ou tout croire sont deux solutions également commodes, qui nous dispensent de réfléchir » ; il faudrait donc plutôt accepter l’idée que la vérité est toujours précaire et « vit à crédit ». Le scientifique par exemple est toujours prêt à corriger ses hypothèses et à rectifier ses raisonnements lorsque de nouvelles découvertes sont réalisées.
Ainsi la vérité comprise au sens d’une correspondance parfaite entre la pensée et le réel représente un idéal, une limite au sens mathématique du terme vers laquelle le raisonnement démonstratif peut tendre sans jamais être certain de l’avoir totalement rejoint. La connaissance parfaite de la vérité n'est jamais définitivement acquise et c'est bien pourquoi la recherche scientifique reste vivante et que les Hommes doivent continuer d'utiliser leurs raisons.
Analyse du sujet :
"faut-il démontrer pour savoir ?"
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Cette vidéo présente les arguments sceptiques connus sous le nom du trilemme d'Agrippa
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