TEXTE 6 : Inégalité naturelle et inégalité sociale
Il est aisé de voir qu'entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l'ouvrage de l'habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la société. Ainsi un tempérament robuste ou délicat, la force ou la faiblesse qui en dépend, viennent souvent plus de la manière dure ou efféminée dont on a été élevé, que de la constitution primitive des corps. Il en est de même des forces de l'esprit, et non seulement l'éducation met de la différence entre les esprits cultivés et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture ; car qu'un géant et un nain marchent sur la même route, chaque pas qu'ils feront l'un et l'autre donnera un nouvel avantage au géant. Or, si l'on compare la diversité prodigieuse d'éducations et de genres de vie qui règnent dans les différents ordres de l'état civil avec la simplicité et l'uniformité de la vie animale et sauvage, où tous se nourrissent des mêmes aliments, vivent de la même manière et font exactement les mêmes choses, on comprendra combien la différence d'homme à homme doit être moindre dans l'état de nature que dans celui de société, et combien l'inégalité naturelle doit augmenter dans l'espèce humaine par l'inégalité d'institution.
Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes (1754).
EXPLICATION
Situation du texte : Conclusion de la 1ère partie
Thème : l'inégalité parmi les hommes, est-elle naturelle ou acquise ?
Thèse : selon Rousseau l'inégalité est plus le produit de la société et de l'éducation que de la nature.
Introduction :
Dans ce texte Rousseau remet en cause l'idée selon laquelle l'inégalité telle qu'elle se manifeste dans la société serait l'exact reflet de l'inégalité naturelle, selon lui l'inégalité sociale serait bien supérieure à l'inégalité naturelle. En cela Rousseau s'oppose à l'opinion commune qui pense que la nature introduit des différences majeures entre les hommes tant sur le plan physique qu'intellectuel, différences qui rendraient certains supérieurs aux autres, autorisant les premiers à gouverner les seconds de manière autoritaire et arbitraire.
En comparant "la diversité prodigieuse d'éducations et de genres de vie qui règnent dans les différents ordres de l'état civil avec la simplicité et l'uniformité de la vie animale et sauvage, où tous se nourrissent des mêmes aliments, vivent de la même manière et font exactement les mêmes choses", Rousseau critique l'ordre social établi en remettant en question son fondement naturel. L'inégalité dans la société ne peut selon Rousseau être légitimée par l'inégalité naturelle.
Etapes de l'argumentation
Annonce de la thèse
Dans un premier temps (du début à "... dans la société"), Rousseau affirme sa position comme une quasi évidence "il est aisé de voir", comme si en effet le préjugé de l'opinion n'était qu'une illusion véhiculée par les puissants pour tromper un peuple d'ignorants. En revanche pour un homme éclairé, et surtout qui veut voir les choses telles qu'elles sont sans chercher à défendre tel ou tel intérêt, la question ne fait aucun doute.
C'est pourquoi Rousseau affirme d'ailleurs qu'"entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs passent pour naturelles qui sont uniquement l'ouvrage de l'habitude et des divers genres de vie que les hommes adoptent dans la société.". L'adverbe "uniquement" employé ici laisse entendre que la position de Rousseau est non seulement indubitable, mais que de plus, il n'envisage pas la possibilité d'une influence conjointe ou commune de la nature et de la société sur la détermination de plusieurs des caractéristiques principales d'un être humain. C'est d'ailleurs ce qu'il va tenter de justifier ensuite, tant en ce qui concerne les qualités physique, qu'en ce qui concerne les facultés intellectuelles.
La culture comme source d'inégalité
Pour illustrer cette idée Rousseau fait tout d'abord référence aux différences physiques qui peuvent exister entre les hommes, ces dernières peuvent en effet apparaître comme les plus naturelles puisqu'elles concernent l'aspect matériel de notre être, cependant même celles-ci sont le produit de la société et de l'éducation, car comme nous le montre l'expérience c'est l'usage que nous faisons de notre corps qui le fortifie et lui permet de dépasser parfois ses faiblesses naturelles.
``Ainsi un tempérament robuste ou délicat, la force ou la faiblesse qui en dépend, viennent souvent plus de la manière dure ou efféminée dont on a été élevé, que de la constitution primitive des corps.''
Et il en va de même pour Rousseau des qualités intellectuelles, "Il en est de même des forces de l'esprit,...".
Mais ce qui apparaît à Rousseau comme le plus contestable, c'est le fait que l'inégalité d'institution soit plus criante et manifeste, qu'elle ait plus de conséquences sur la vie des hommes que l'inégalité naturelle.
Qu'il y ait une certaine inégalité naturelle Rousseau ne le conteste pas, mais cette inégalité n'est pas pour lui un problème dans la mesure où, comme nous l'avons dit précédemment, elle n'a pas ou peu d'incidence sur la vie des hommes dans l'état de nature (c'est-à-dire dans l'état antérieur à la société reposant sur des institutions, des règles établies par les hommes eux-mêmes).
En revanche les inégalités résultant de ces institutions sont précisément plus problématiques dans la mesure où leurs conséquences sont disproportionnées relativement à leur nature, dans la société une faible inégalité peut avoir des conséquences considérables sur la vie d'un individu, alors que dans la nature une différence aussi faible serait passée inaperçue. C'est ce qui explique la métaphore du géant et du nain utilisée par Rousseau :
``car qu'un géant et un nain marchent sur la même route, chaque pas qu'ils feront l'un et l'autre donnera un nouvel avantage au géant.''
En effet, selon Rousseau, ceux qui sont dès la naissance favorisés par la société, tant sur la plan matériel que culturel, ne peuvent que progresser, et même si les autres tentent d'atteindre un niveau supérieur, ils n'y parviennent que très difficilement dans la mesure où le handicap initial creuse de plus en plus l'écart avec ceux qui bénéficient de plus de privilèges qu'eux.
``non seulement l'éducation met de la différence entre les esprits cultivés et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve entre les premiers à proportion de la culture''
L'inégalité ``d'institution'' augmente l'inégalité naturelle
Dans un troisième et dernier moment de son argumentation (de "Or, si l'on compare..." à la fin du texte), Rousseau développe et justifie cette idée en imaginant les conséquences de l'inégalité dans la nature et dans la société, en effet, selon lui, ce qui importe à l'homme naturel, c'est principalement sa survie ; en revanche, il semblerait selon lui que dans la société, les hommes cherchent à se démarquer les uns des autres, ce qui expliquerait les "la diversité prodigieuse d'éducations et de genres de vie qui règnent dans les différents ordres de l'état civil". Dans la nature, au contraire, l'homme ne se souciant que de sa subsistance, sa vie est synonyme de "simplicité" et d'"uniformité", il ne cherche pas à montrer ses différences pour dominer ou surpasser l'autre, car même s'il use de certaines facultés qui sont chez certains plus développées que chez d'autres, ces différences resteront chez ce dernier ce qu'elles étaient au début de son existence.
Conclusion
Rousseau en conclut donc que "l'inégalité naturelle doit augmenter dans l'espèce humaine par l'inégalité d'institution." , autrement dit, l'inégalité dans la société accroît l'inégalité naturelle, voire crée des inégalités là où il n'y en a pas dans la nature, ce qui signifie que l'on ne peut en aucun légitimer, justifier l'inégalité sociale par l'inégalité naturelle. La nature ne saurait être un prétexte pour justifier et légitimer les règles du fonctionnement social.