Texte 7 : L’établissement de la propriété -
Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : "Gardez-vous d'écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous et que la terre n'est à personne!" Mais il y a grande apparence qu'alors les choses en étaient déjà venues au point de ne plus pouvoir durer comme elles étaient : car cette idée de propriété, dépendant de beaucoup d'idées antérieures qui n'ont pu naître que successivement, ne se forma pas tout d'un coup dans l'esprit humain : il fallut faire bien des progrès, acquérir bien de l'industrie et des lumières, les transmettre et les augmenter d'âge en âge, avant que d'arriver à ce dernier terme de l'état de nature
Explication :
Ce texte se situe au premier paragraphe de la seconde partie et il semble étrangement placé: comment a-t-on pu passer de l'état de nature à la propriété? D'où vient, par exemple, que les hommes que nous avons laissés dépourvus de langage en soit à présent pourvu ?
Rousseau n'est pas inconséquent ni étourdi: ce passage est antéposé, il annonce l’argument principal de la seconde partie. La propriété sera le thème majeur de la seconde partie du discours car le moment de l'appropriation est le moment où tout bascule: avec lui s'abolit définitivement l'état de nature et s'ouvre l'ère de l'histoire et de la société. Mais il n'est pas né de rien, il n'est pas lui-même hors de l'histoire. La propriété qui est à l’origine des échanges est donc un des principes fondateur de la société.
Quel est l'enjeu de ce tournant relativement à la question de l'Académie de Dijon? Si la propriété est le moment constitutif de l'inégalité, et si elle est elle-même inscrite dans l'histoire, cela signifie que l'inégalité n'est pas naturelle: elle n'est pas inscrite dans la nature de l'homme et ne saurait être autorisée par la loi naturelle. C'est l'histoire déjà écoulée qui en porte la responsabilité. Le rapport de la nature et de l'histoire est cependant complexe,
Rousseau soutient donc la thèse que la propriété n’est à sa source qu’un acte de force, bien que légitime dans la société, il faut prendre conscience que son origine n’est pas le droit mais bien la force. La propriété demandera donc à être justifiée, expliquée, légitimée.
Le problème posé est donc celui de la légitimité de la propriété : de quel droit pouvons nous dire « ceci est à moi ? »
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Premier moment du texte: l’appropriation de la terre.
La propriété est le moment fondateur de la société civile (non de la société politique fondée sur les lois). Ce moment fondateur est une usurpation et le fondateur de la société civile un imposteur. Ce qui est caractéristique, en effet, c'est moins qu'il s'agisse d'un acte de violence physique que d'un acte de langage. Rousseau insiste donc sur la pouvoir du langage.
C'est par la parole qu’est instituée la propriété. Il aurait fallu ne pas se laisser impressionner, ni par les marques physiques de l'appropriation, ni par la déclaration : il aurait fallu arracher les pieux et, à son tour parler. Mais l'imposteur est cru, c'est-à-dire non pas seulement obéi, mais influence l'opinion des autres qui chercheront à l’imiter. Cette croyance dénote l'innocence de l'homme naturel (sa naïveté, sa simplicité).
La propriété est source de l’inégalité, Rousseau suppose donc que la terre n’est pas répartie équitablement. Soit qu’il n’y ait pas assez de terre pour tous, soit que certaines soient meilleurs, soient que certains en aient de plus étendues.
Cette inégalité crée son cortège de malheurs. Il y a dans la propriété une logique de l'accumulation dont Hegel dira plus tard qu'elle est génératrice d'excès: extrême misère/extrême richesse. La propriété crée la richesse qui en retour permet de nouvelles acquisitions.
Les conséquences de la propriété sont donc néfastes : le champ lexical l’indique clairement : (crimes, guerres, meurtres, misères). Si donc la propriété permet l’échange et le commerce, elle porte aussi en elle un risque d’affrontement violent entre les membres de cette société, une véritable guerre civile opposant le riche et le pauvre. Rousseau insiste dans ce texte sur cet aspect de division et de désunion qu’elle provoque irrémédiablement en séparant les hommes en riche et pauvre.
Puisque les conséquences de la propriété sont jugées négatives par Rousseau, celui qui aurait arraché les pieux et chercher à défaire cette propriété aurait pu être considéré comme le bienfaiteur de l’humanité. Il aurait fallu arracher les pieux et réfuter l'imposteur, parce que ces pieux sont illégitimes (la force ne donne aucun droit) et le discours ne suffit pas à la légitimer. Le mien et le tien ne sont pas un effet de la nature, qui ne connaît que la terre, pas le terrain, aussi celui qui accapare un arpent ne peut-il se prévaloir du droit de nature[1]. Le langage est ici mystificateur. On remarque l’allusion religieuse de Rousseau : la terre est à tous et les fruits à personne.
On constate sur ce point l’affrontement entre Rousseau et Voltaire ( Chacun nomme bienfaiteur soit celui qui institue la propriété soit celui qui cherche à la destituer). Voltaire se fait défenseur du droit de propriété.
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La propriété n’est pas apparue par hasard, elle est le résultat de l’évolution, de l’histoire.
Si la propriété n'est pas une disposition de nature, il fallut foire bien des progrès [... ] avant que d'arriver à ce dernier terme de l’état de nature. La parole, les pieux, les enclos et les fossés supposent, en effet, de nombreuses acquisitions collectives, à distance du pur état de nature originaire. A la veille de la propriété, cependant, les hommes sont encore à l'état de nature parce que leur évolution s'est faite sous l'effet des circonstances, mais qu'ils ne sont encore liés par rien : c'est avec la propriété que le lien se constitue : lien au terrain qui les rapproche autant qu’elle les divise.
Pour que l'idée de propriété puisse être produite, il a fallu bien des progrès, techniques (industrie) et intellectuels (lumières). Ce n’est qu’avec la sédentarisation que peut se comprendre l’appropriation de la terre. C’est l’agriculture qui fait éclore l’idée qu’une parcelle de terre est une propriété exclusive. On pourrait suggérer l’idée que psychologiquement, l’idée de propriété concerne d’abord notre corps puis par extension ce que produit notre corps par le travail (la récolte) puis par une nouvelle extension le sol même qui porte cette récolte.
Ainsi l'idée de propriété est l'une de ces idées abstraites qui émanent de la perfectibilité et elle introduit un tournant décisif dans l’histoire de l’humanité.
Conclusion :
En montrant que la propriété repose dès son origine sur un acte de force, Rousseau remet en question les inégalités de son époque : comment justifier que les Seigneurs possèdent des territoires immenses et que les paysans n’aient aucune terre qui leur appartienne ? C’est par héritages que ces immenses propriétés se sont transmises et étendues créant ainsi de fortes inégalités sociales dont Rousseau dénonce le caractère injuste.
De plus, ce qui est en cause est moins la propriété que l'apparition du propriétaire. Rousseau, n'est pas opposé à la propriété privée. Il parlera d'un droit de propriété acceptable s'il est fondé sur le travail et reste dans la limite du besoin. Rousseau reconnaîtra la propriété foncière à condition que nul n'en ait plus que ce qu'il peut cultiver . Ce qui est en cause ce n'est donc pas la propriété elle-même mais la perversion de la nature humaine lorsque l'homme devient propriétaire. Là est le danger. En effet des passions nouvelles apparaissent ( l’insatiable désir de posséder) . Dès lors naissent la rivalité, la cupidité, le désir de montrer fièrement ce qu’on possède aux autres.
[1] Contrairement à l’idée de Rousseau, La constitution de 1789, Reconnaît le droit de propriété comme un droit naturel..