Texte 8 : L’établissement des lois
Dans cette vue, après avoir exposé à ses voisins l'horreur d'une situation qui les armait tous les uns contre les autres, qui leur rendait leurs possessions aussi onéreuses que leurs besoins, et où nul ne trouvait sa sûreté ni dans la pauvreté ni dans la richesse, il inventa aisément des raisons spécieuses pour les amener à son but. "Unissons-nous, leur dit-il, pour garantir de l'oppression les faibles, contenir les ambitieux, et assurer à chacun la possession de ce qui lui appartient. Instituons des règlements de justice et de paix auxquels tous soient obligés de se conformer, qui ne fassent acception de personne, et qui réparent en quelque sorte les caprices de la fortune en soumettant également le puissant et le faible à des devoirs mutuels. En un mot, au lieu de tourner nos forces contre nous-mêmes, rassemblons-les en un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois, qui protège et défende tous les membres de l'association, repousse les ennemis communs et nous maintienne dans une concorde éternelle."
Il en fallut beaucoup moins que l'équivalent de ce discours pour entraîner des hommes grossiers, faciles à séduire, qui d'ailleurs avaient trop d'affaires à démêler entre eux pour pouvoir se passer d'arbitres, et trop d'avarice et d'ambition, pour pouvoir longtemps se passer de maîtres. Tous coururent au-devant de leurs fers croyant assurer leur liberté; car avec assez de raison pour sentir les avantages d'un établissement politique, ils n'avaient pas assez d'expérience pour en prévoir les dangers; les plus capables de pressentir les abus étaient précisément ceux qui comptaient d'en profiter, et les sages mêmes virent qu'il fallait se résoudre à sacrifier une partie de leur liberté à la conservation de l'autre, comme un blessé se fait couper le bras pour sauver le reste du corps.
Telle fut, ou dut être, l'origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l'inégalité, d'une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère.
Situation :
Ce texte extrait de la seconde partie du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes se situe après l’analyse menée par Rousseau sur le développement des inégalités dans la société débouchant sur une véritable guerre civile[1]. Les riches surtout cherchent à trouver en utilisant la ruse une issue à cette guerre qui menace leurs biens.
Thème
Le texte est consacré au discours du riche qui cherche à rallier toute la société à son projet d’élaboration d’une loi commune qui protège tous les membres de la société.
Thèse
La loi qui défend la propriété fige les inégalités en les rendant légitime. Le droit institué (l’ensemble des lois de la société) n’est qu’un prolongement d’un rapport de force. Le plus fort n’est jamais toujours le plus fort s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir. En d’autres termes les lois sont établies par les riches pour garantir leurs propriété.
Problème : Les lois peuvent elles défendre l’intérêt général ou bien ne sont elles que le droit du groupe dominant ?
Plan :
« Dans cette vue, après avoir exposé à ses voisins (…) « concorde éternelle »
La raison de l’acceptation :
« Il en fallut beaucoup moins que » (…) « sauver le reste du corps »
Les conséquences de l’établissement des lois :
« Telle fut, ou dut être, l'origine de la société » (…) « assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère ».
***
Le projet du riche et son discours
Le projet du riche est d’établir un droit de propriété qui viendrait légitimer ce qu’il possède et qui lui permettrait de profiter sereinement de ses biens. Sa ruse consiste à séduire par le discours le plus nombre de personnes pour leur faire accepter ce droit.
Le riche est donc l’initiateur des lois et du droit institué (le droit positif). L’analyse de Rousseau cherche à confirmer ce qu’il a toujours ressenti : si le droit est en faveur des riches, ce n’est pas un hasard, c’est que le droit est d’abord institué dans le but de garantir la propriété des plus riches.
Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissants et les riches ? (..) Toutes les grâces, toutes les exemptions ne leurs sont-elles pas réservées ? Et l’autorité publique n’est elle pas toute en leur faveur ? Qu’un homme de considération vole ses créanciers ou fasse d’autres friponneries, n’est- il pas toujours sûr de l’impunité ? Les coups de bâtons qu’il distribue, les violences qu’il commet, les meurtres mêmes et les assassinats dont il se rend coupable, ne sont ce pas des affaires qu’on assoupit, et dont au bout de six mois, il n’est plus question ? Que ce même homme soit volé et toute la police est aussitôt en mouvement, et malheur aux innocents qu’il soupçonne. Discours sur l’économie politique
Pour parvenir à ses fins, le riche se fait orateur, il prononce des discours qui vont jouer sur les sentiments : il va donc chercher à persuader. On peut mettre en parallèle ce discours avec celui qui institue la propriété dans le texte d’ouverture de la seconde partie. Le discours se trouve intimement liée à l’émergence de la société civile et politique.
Ses paroles séductrices montrent l’horreur et les difficultés de la situation présente en insistant sur l’insécurité dans laquelle chacun se trouve. Les hommes qui aspirent à une vie meilleure accueillent donc ces paroles avec espoir : la vie sociale devenue invivable réclame un nouveau changement que tous attendent pour atteindre un bonheur désormais introuvable. Mais le désarroi des hommes les expose à toutes les manipulations.
Dans cette situation le riche trouve facilement les arguments trompeurs qui vont jouer en sa faveur.
Après avoir convaincus ses voisins de l’écouter, il les réunit pour leur tenir un discours. On s’imagine qu’il se tient en haut d’une tribune. Le premier discours public prend déjà la forme du mensonge.
Ce discours est fait pour séduire, il utilise les termes que tous attendent : il promet l’union , la justice et la paix par l’institution d’une loi commune. Cette loi commune est censée défendre le plus fort comme le plus faible. Le riche insiste sur la nécessité et le bien fondé de cette loi qui apporte l’égalité entre les hommes en soumettant le puissant et le faible à des devoirs mutuels. On s’aperçoit que les mots sont savamment choisis pour produire l’effet recherché : l’adhésion unanime et sans réserves au projet d’instituer des lois qui vont garantir la personne et les biens des menaces. Les pauvres sont sensibles à l’idée d’une loi qui pourrait défendre leurs personnes, les riches à celle qui défend leurs biens.
Mais comme pour établir cette loi et la faire respecter, il faut instituer un pouvoir suprême, une autorité publique : « Un pouvoir suprême qui nous gouverne selon de sages lois », tous acceptent également de renoncer à leurs libertés naturelles et de s’en remettre aux décisions de cette autorité commune. Il n’y pas de doute que le riche s’imagine déjà à la tête de ce pouvoir qu’il pourra alors utiliser pour satisfaire ses ambitions.
On retrouve dans cet accord l’idée d’un contrat ou d’un pacte qu’on trouve chez Hobbes[2]
Les hommes renoncent à la liberté en échange de leurs sécurité. Mais au lieu de les délivrer d’un mal, la mise en place de l’autorité politique elle crée un mal pire encore. Le pacte proposé par le riche est en fait un pacte de dupe : l’institution de la loi qui protège la propriété n’apporte pratiquement rien aux plus démunis. Elle fixe pour toujours l’inégalité et toute remise en question devient du même coup transgression de la loi commune. L’adroite usurpation devient ainsi un droit irrévocable.
Les raisons de l’acceptation :
Mais pourquoi les hommes acceptent facilement ce discours ? Pourquoi acceptent il l’obéissance à la loi commune que propose le riche ?
La naïveté, l’absence de réflexion critique conduisent à accepter voire à défendre une loi qui en apparence établit l’égalité mais qui en réalité lui est contraire : pour que la loi soit juste, il aurait fallu que les situation initiales des hommes soit égale or comme ce n’est pas le cas, l’égalité de la loi ne fait que renforcer l’inégalité entre les hommes en la rendant irréversible.
Cependant d’autres facteurs entre en jeu, les passions humaines s’étant développées, les hommes ont besoin d’arbitre (des juges) pour départager leurs affaires car ils se querellent constamment à propos de leurs propriétés. L’avarice d’une part et l’ambition de l’autre les poussent à accepter la loi de la propriété. L’avarice qui vise à conserver ses richesses, l’ambition qui pousse à convoiter le pouvoir et la domination. Cette avarice et cette ambition les conduisent à leurs esclavage (ils ne peuvent se passer de maître).
On pourrait à ce niveau établir une comparaison avec le Discours sur la servitude volontaire de La Boétie qui montre comment les hommes sont prêts à se soumettre à un maître s’ils peuvent à leur tour exercer une domination ou espérer un jour se trouver à la place du maître.
L’établissement de la société et des lois se trouve donc fondée sur un mensonge : l’utilité de la loi pour tous alors qu’elle sert uniquement l’intérêt des plus puissants. Le droit institué n’est que le prolongement de la loi du plus fort.
Lorsqu’on parle de faux contrat ou de pacte de dupe, c’est que l’idée de contrat se fonde sur l’échange véritable (où chacun abandonne quelque chose pour recevoir en retour une compensation). Or le pacte des riches ne donne rien aux pauvres : ceux –ci acceptent d’obéir à une loi mais qui ne leur apporte rien sinon peu de chose en retour. Par contre les riches gagnent la tranquillité de leurs biens mais concèdent peu de choses (puisqu’ils font la loi).
Rousseau approfondie cette idée dans son livre Du contrat social . Il établit la vraie nature du contrat fondateur de la société politique.
Les conséquences de l’établissement des lois :
Rousseau rappelle sa méthode qu’on pourrait qualifier de génétique (dans le sens où il reconstitue le développement de la société puis de l’Etat) : Telle fut, ou dut être, l'origine de la société et des lois .
De même que la matière peut être décomposée en particules élémentaires, la société peut être décomposée en atomes ou éléments: les individus dont elle est formée, et qui lui préexistent. C’est à partir des individus que Rousseau cherche à reconstituer la formation de la société et de l’Etat. C’est une approche individualiste de la société (# approche holiste ou holistique qui étudie le groupe avant l’individu).
La nuance « dut être » souligne l’aspect hypothétique de cette reconstitution. Rousseau ne fait pas l’histoire de la société, il établit les étapes de son développement telle que la raison les fait percevoir.
Les conséquences de ce pacte sont d’abord le renforcement des inégalités : « nouvelles entraves aux faibles et nouvelles forces aux riches » . La loi et la force publique sont maintenant du côté des riches, elle les défend et protège la propriété. Celui qui remet en cause la propriété devient un hors la loi. Ce pacte crée une soumission qui détruit la liberté naturelle mais n’apporte pas en retour plus de sécurité pour le pauvre. Elle rend les inégalités irréversibles.
Cette loi est non seulement une aliénation (perte de liberté) mais également source d’exploitation : ceux qui n’ont pas de bien doivent vendre pour reprendre l’expression de Marx leur force de travail . Ils sont soumis à l’exploitation et réduit à la misère.
Rousseau amplifie enfin l’opposition entre es riches (quelques ambitieux) et de l’autre côté l’humanité dans son ensemble (le genre humain) qui se trouve soumis à la loi du riche ; celle du marché et de l’argent.
Conclusion
Les institution politiques, celle de l’Etat qui régissent la société au lieu de faire disparaître l’inégalité les renforcent. Ces institutions jouent en faveur d’une partie seulement de la société. Ainsi l’histoire qui mène l’homme de l’état de nature à celui de société puis de la société à l’Etat est donc perçue comme une décadence, un éloignement de l’homme par rapport à sa condition naturelle dans laquelle il les moyens de donner à la société de nouvelles institutions dans son œuvre : Du contrat social .
[1] La « guerre de tous contre tous » qu’ Hobbes situe dans l’état de nature (Voir Léviathan, chapitre 13) est déplacée par Rousseau dans la vie en société lorsque les inégalités se sont développées. C’est cet état de violence qui appelle une nouvelle transformation, l’émergence de l’Etat. Rousseau retrouve d’un certain côté Hobbes mais en montrant que la violence n’est pas naturelle à l’homme mais consécutive à certaines situations sociales.
[2] Le modèle du pacte ou du contrat suppose l’assentiment de la part des hommes pour accepter l’obéissance au pouvoir qu’ils mettent eux même en place.